vendredi 18 septembre 2009

Fantôme

Une histoire kabyle

Je ne sais pas si je suis un bon narrateur cependant l'histoire que je vais vous raconter mérite votre attention, cher lecteur.

L'agile
Il faut d'abord faire connaissance avec le personnage central de cette histoire insolite. Il s'agit d'un vieux qui a hérité du sobriquet "l'agile" ou "le vif" qui est sans doute le meilleur épithète pour le décrire. C'est un vieux kabyle qui n'a jamais quitté son village sauf une fois. C'était durant sa jeunesse, il a traversé la grande bleue appellé sous les drapeaux de la république française, la Kabylie à l'époque faisait partie de l'Algérie française je rappelle. L'agile est un vétéran de la deuxième guerre mondiale. Il a été fait prisonnier par les allemands, il en a gardé qlqs mots d'allemand comme schnell (vite) raus (ouste!), scheiße (merde). Il a réussi à s'enfuir de ce camp allemand, il n'est pas agile pour rien!, mais il n'a pas fui la guerre. En effet il est retourné au front comme volontaire, et là hélas il a eu moins de chance qu'avant même si l'on a plus que ces camarades tombés sous les balles de la wehrmacht. Il a été gravement blessé au bassin et donné pour mort d'abord mais il en sorti vivant quand même. Il s'en est sorti en faisant le mort et en se cachant sous les cadavres de ses camarades déjà abattus par les allemands et ça lui a permis d'échapper à "la procédure d'achèvement" quand les soldats allemands donnaient des rafales de contrôle sur les soldats adverses blessés ou mourants. Une sorte d'euthanazie qui se faisait systématiquement, plus par férocité que par humanisme sans doute.
L'agile est donc un vieux vétéran handicapé de guerre qui marchait gauchement appuyé sur sa canne et avec un béret basque sur la tête. Outre son courage et sa veine l'agile est bourré de qualités et il a le sens de l'humour. Ses colères comme ses fous rires sont inoubliables. C'est un kabyle du terroir, un vrai libéral, parfois même excentrique et libertin. Sa plus grande vertu est sans doute son libéralisme et sa tolérance envers les jeunes qui peuvent apprendre des choses et des choses en l'écoutant.

Le fils prodigue
L'agile avait une grande maison, une grande cour, une grande famille avec beaucoup d'enfants et de petits-enfants. L'histoire que je vais vous relater concerne l'un de ses fils et de ses petits-fils qui était à peu de mon âge. Cette histoire a eu lieu en 1982 lors du Mundial c'est à dire lors de la coupe du monde de foot-ball en Espagne que tout le monde suivait à la télé y compris en Kabylie. Si l'agile a traversé la grande bleue pour faire la guerre et défendre la France, l'un des ses fils la traversa pour un tout autre motif, celui de gagner sa vie. Les kabyles delestés de leur pays par les différents occupants ont vu leur patrie se réduire comme une peau de chagrin et ils ont trouvé refuge dans les montagnes de la Kabylie qui ressemble plus à une réservation vu qu'elle est quasiment dépourvue de ressources. Bref, la Kabylie est devenue un reservoir de main-d'œuvre bon marché pour l'ancienne puissance coloniale. Les kabyles ont donc émigré en masse vers l'Europe en pleine reconstruction grâce au plan Marshall, surtout vers la France et la Belgique, parfois vers l'Allemagne.
L'un des fils de l'agile aussi est parti en France pour subvenir aux besoins de sa famille laissée en Kabylie rurale. Mais ce fils brillait par son absence, il a délaissé sa famille, sa femme et ses enfants depuis des années. Le fils de l'agile était un fils prodigue, un émigré qui a oublié son foyer, sa maison, sa femme et ses enfants. La longue attente de ce fils prodigue a tellement duré que plus personne ne croyait à son retour en Kabylie.

Le fantôme
Un de ces jours de l'été 1982 donc j'étais avec le petit-fils de l'agile, le fils du fils prodigue de l'agile. Il est dur de décrire toute la déchirure d'un adolescent qui a quasiment grandi sans père. Mais je comprenais bien le désarroi de ce copain comme son malaise affectif d'être sans père et donc sans repères. Le premier pas pour vaincre le malaise c'est d'en parler. On en a parlé justement...Sans doute son chagrin m'a paru tellement insupportable que je lui ai suggéré de passer à l'action pour faire revenir son père en lui envoyant un télégramme comme quoi son père (l'agile) vient de mourir et qu'il devait rentrer d'urgence pour assister à l'enterrement. Sitôt dit, sitôt fait car on passait justement devant la poste. Je me soulage la conscience: j'ai initié "la mort virtuelle" de l'agile que même les soldats allemands n'ont pas pu tuer! pour faire revenir son fils prodigue père de mon pote de l'époque. Ce pote n'y croyait pas trop, il pensait que son père ne rentrerait pas en Kabylie pour rien au monde. Donc on oublia ce telégramme.
Deux jours plus tard (il me semble) on était tous près de la télé pour suivre un match de cette fameuse coupe du monde de foot du Mundial 82 en Espagne. Les rues du village étaient désertes. Il y avait une seule personne dehors, c'était l'agile. Il était comme à son habitude à la place publique du village (annar), le passage obligé pour sortir ou arriver au village. C'est une grande place avec un garage pour les voitures et, détail très important, le cimetière du village (orienté vers l'ouest, sud-ouest). La place du village sans mosquée ou église car c'est un village kabyle républicain. La place du village sans clôcher mais avec un cimetière à côté...
Et ce qui devait arriver arriva, le fils prodigue est revenu car il a cru à la mort de son père comme l'annoncait le télégramme qu'on a envoyé et dont personne n'était au courant sauf moi et mon pote le petit-fils de l'agile. Imaginer cette rencontre insolite...L'agile en train de faire la sieste sur un banc public sur la place du village à qlqs mètres du cimetière...Son fils prodigue qui le croyait mort a traversé les rues désertes et arriva à cette place oû il ne vut que son père donné pour mort!!! Même s'il était éméché il se serait senti sobre au bout de qlqs secondes rien qu'à être confronté au "fantôme de son père". Il était là bouche-bée et ne savait plus à quoi s'en tenir...Et là encore une fois c'est l'agile qui dénoua la situation en faisant appel à son sens de l'humour! Il appella son fils prodigue "C'est bien toi mon fils ou j'ai des hallucinations?!"; son fils balbutia "Père! Je te croyais mort. C'est bien toi?"; l'agile "Viens vers ton père même si c'est un fantôme"!
On se demande qui d'entre eux deux était le fantôme: le père "réincarné" ou le fils réapparû après tant d'années d'absence? Imaginez cette scène muette, ce round d'observation avant que le dialogue ne s'engage entre les deux personnages et chacun d'eux voyait en l'autre un fantôme; Cette pause théâtrale avant les répliques...Shakespeare, Euripide, tragédie grecque? Non, tragédie kabyle.
Et là enfin apparût une troisième personne sur la place et les choses devinrent plus simples, et le fils prodigue remercit le ciel que son père soit des vivants, l'agile que son fils soit enfin rentré voir les siens. C'est là que la nouvelle parvint à mon pote et à nous tous qui étions avec lui en train de suivre un match de coupe du monde. Je surpris son regard un peu perdu en apprenant que notre astuce a marché, moi j'étais plutôt content de le voir foncer comme un fou pour aller voir son père qu'il n'osait plus espérer revoir un jour. J'ai eu recours à la manip mais j'ai la sonscience tranquille rien qu'en me remémorant toute la joie du pote comme de toute sa famille d'ailleurs au retour du père.
Voilà une histoire kabyle, cette histoire kabyle à laquelle j'ai d'une certaine manière participé.


Quant à la souffrance des mères de ces enfants et donc les épouses de tels maris-fantômes je vous laisse écouter Dda Yidhir (Idir) avec sa chanson Anda Y’ella (oû est-il ?) ou «la longue attente».