Les enfants nés dans les années soixante ont eu rarement l’occasion d’entendre, pour certains même de voir leurs pères souvent exilés ici ou ailleurs, pères en rupture de mémoire ou simplement aux coeurs indolents. Pour ces enfants de la génération VI, issus d’un peuple pourchassé sur ces propres terres, la source principale de savoir et de leur héritage culturel provenait de leurs mères surtout, mais aussi de leurs tantes et de leurs grands-mères, encore si celles-ci étaient en vie. Mais elle n’était pas la seule, je veux justement en témoigner en tant que bénéficiaire. Inutile de rappeller à quelles épreuves (sans compter les précédentes et celles qui n’en finissent toujours pas) furent confrontés nos ancêtres un siècle et demi durant, obligés de se replier jusque dans les narines d’Atlas, leur seul protecteur. Des familles entières chassées et persécutées par les francs-méchants, des francs-enragés avides de vengeance sans doute pour évacuer leur humiliation par les germains. Nos familles depossédeés de leur terre et de leur généaologie, notre peuple humilié jusqu’à la moelle par cette «nation des lumières» qui a passé un pacte avec le vil et délégué ses scums et sa racaille, engagé des goums et des canailles pour brûler nos terres, couper nos arbres et nos têtes, casser notre nif et enterrer notre peuple vif. Les années de braise ont ébranlé la «nation des lumières» qui décida de mettre le paquet: ça passe ou ça casse! L’opium et le bâton pour conquérir les âmes et dompter les «démons». Beaucoup d’enfants succombèrent aux maladies et à la faim suite au bloccus imposé par ces «trop illuminés», comme par exemple le fils ainé de mes parents, mon frère que je n’ai vu que sur une photo. Des victimes dont ne parle jamais. De là vient la tradition kabyle de donner le nom Idir, généralement au premier né. Les enfants qui ont survécu à ces années de braise sont un symbole de toute une époque. Les enfants qui ont survécu à cette terrible épreuve, même orphelins de pères tombés au maquis, avaient une rage de vivre incroyable, une volonté de fer de s’en sortir par le savoir et le travail intellectuel quitte à utiliser la langue des francs. Ce sont surtout leur grandeur d’âme, leur esprit libre «retrouvé» et leur générosité «de ceux qui ont connu la misère» qui ont le plus marqué la génération suivante. Ils incarnaient et incarnent toujours la génération V, nos ainés exemplaires à nous la génération VI, nos petits-pères aux coeurs grands comme l’Atlas . Ce furent eux les premiers à renouer avec notre terre-mère qui nous manque terriblement depuis le temps de «la plaine interdite», les premiers à s’être confrontés au monde extérieur et à la modernité. Leur expérience généreusement partagée avec nous fût notre deuxième source intarissable. Le combat qui allait suivre à l’indépendance, le combat identitaire contre «le narguilé et le metreg*» (*matraque en DZ), contre l’usurpation tout court, signifia l’union de ces deux générations amies. J’ose espérer que notre contribution à notre prochaine génération, la «génération VII sacrifiée» est d’un aport aussi conséquent pour les aider à confronter «le kif et le nihilisme». Fasse le Créateur que nous puissions tous ensemble venir à bout de la honte et de la hante, à vaincre l’hydre lafaâ et le cyclope warzen.
ΓΗΔΙΡ
La grandeur d’âme de nos ainés, leur générosité (ne pas confondre avec socialisme ou égalitarisme) nous ont montré les vrais repères. Sans doute le premier à avoir incarné cette génération à mes yeux fut mon homonyme, le chanteur Idir. Excusez-moi, c’est moi qui suis son homonyme, non pas l’inverse! l’honneur est pour moi. Il reste toujours un monument identitaire pour moi comme pour beaucoup de gens il représente une valeur sûre de notre culture. D’abord il faut apprendre à prononcer correctement son nom: pas Idir mais Yidhir, en grec il se lirait et prononcerait cent pour cent correctement γηδιρ ( maj.: ΓΗΔΙΡ), comme il se doit. Yidhir de Adh Yidhir = que vive ou il vivra en kabyle. Il y a des prénoms similaires chez les slaves, par exemple chez les bulgares Jivko/Zhivko (avec le même sens que notre Yidhir) ou même Zdravko (longue santé). Donc longue vie à Yidhir et à ses oeuvres! Voici deux petites histoires liées directement à mon interprétation de l’oeuvre de ce grand homme. La première remonte à mon enfance quand j’étais encore trop jeune pour maîtriser la langue française. A chaque fois que j’entendais une chanson d’Idir, le plus souvent à la radio, je sentais mon âme vibrer. Et à la fin de la chanson (de Jugurtha par exemple) je voulais partager mes sentiments, dire ce que j’ai cru avoir compris de son message. La «chanson de Jugurtha» avec des passages emblématiques tels que «muqlag tamurt u mazig, Yugurten ualeg udmis» me confortait dans mes convictions intrinsèques que je ne suis pas «tombé du ciel» (un autre passage dans cette chanson), que j’existe, que je ne suis pas seul, que j’appartiens à cette terre ô combien valeureuse, que j’appartiens à ce peuple et à son histoire, que l’usurpateur c’est pas moi! J’ai bien interprété le message mais je ne trouvais pas les qualificatifs pour cette chanson, ni en kabyle, ni en français. Chaque fois que cette chanson passait à la radio j’appelais à tue-tête mon frangin: « il y a notre belle chanson raciste (ce mot en français) qui passe à la radio», comme il me dépassait de plusieurs classes, plus instruit donc, il geulait à chaque fois:« petit con! ça s’appelle revendication identitaire et non pas raciste! ptit con, va !» C’est comme ça que j’ai appris «revendication identitaire». Vous savez le mot «raciste» n’existe pas en kabyle, tant mieux d’ailleurs; notre vocabulaire s’est presque autant appauvri que nos aïeuls qui le véhiculèrent à travers tous ces siècles d’angoisse.
Clip de "la chanson de Jugurtha" d'Idir, merci à son auteur LordKabylian
La deuxième histoire remonte à ma jeunesse «qui ne savait pas», insouciante en exil. Enfant je n’ai pas appris à jouer de la guitare pour ne pas chagriner ma mère, mais j’ai l’oreille très musicale («l’ours ne m’a pas marché sur les oreilles», pour reprendre l’expression russe) et une voix assez bonne pour un amateur. Il m’a été donné d’interpréter Idir, de chanter « Avava Inouva» un soir de printemps à un concert de l’amicale des étudiants étrangers en terre slave. D’abord je confirme que moi et mon copain à la guitare n’avions pas déshonnoré Idir, bien au contraire on a été bien reçus et le public a adoré cette chanson. Les conséquences de cette interprétation relèvent de l’anecdote. En effet quelques jours plus tard je subissais un mini harassment d’une passionnée de cette chanson, passionnée ô combien patiente, pas du tout à mon goût mais qui est intelligement venu à bout de mon orgueil un soir d’automne. Par pudeur je vais vous épargner les détails mais croyez-moi je n’ai jamais pu imaginer que même à vingt ans les sons de la berceuse kabyle, cette fois sortis d’un magnétophone, m’ordonneraient de me mettre au lit! En plus c’est moi qui devait conter! Je suis vraiment gêné par cette histoire mais bon c’est la faute aux cieux apparement: j’ai appris la même science tellurique que lui (sans utilité d’ailleurs), je souffle les bougies le même jour que lui, mon vénéré homonyme et tout simplement Dda Yidhir.
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