dimanche 27 janvier 2008

Le fils du Chef

Le Chef

Cet homme restera à jamais dans ma mémoire, d’abord par son sourire qu’il arborait le plus souvent et sa seule grimace qu’il m’a été donné de voir une seule fois mais quelle fois! Cet homme était le Chef de cuisine au réféctoire de notre collège, un bon Chef toujours souriant, toujours gentil. D’ailleurs même son adjoint, aide-cuisinier, portait un doux sobriquet «naâna» (la menthe), alors le Chef – c’était du sucre aux yeux des collégiens qu’il faisait bien manger. Alors pour qu’un enfant, un collégien en l’occurence, lui arrache une grimace il fallait vraiment de graves circonstances. Ce fut le cas. La révolte des 80’s a touché grands et petits et malheureusement dès que tout peuple se transforme en foule ça dérappe à l’anarchie totale et bonjour la casse. Après avoir «saccagé» au graffiti les « symboles» de l’état et de leurs collabos, les collégiens galvanisés par les «fort-têtes» tout-casseurs s’en prirent...à leur collège, plutôt à leur réfectoire (restaurant) le seul qui était ouvert ou plutôt accessible pendant cette journée fatidique. La manif du matin s’est deroulée dans la dignité et sans excès car elle s’est faite sous la houlette des plus agées. Une fois les plus jeunes restés seuls (et probablement avaient ils faim ces petits!) ce fut le chaos. Les esprits chauffés à blanc, l’estomac vide et les nouveaux «meneurs», des tordus qui se sont vite autopromulgués, incitent à aller plus loin, à défier en cette journée de vendetta populaire leurs surveillants autoritaires qui d’ailleurs ont très vite déguerpi. La casse était inévitable. Vous imaginez des collégiens forcer les portes de leur resto au grand dam du Chef et de son équipe qui implorent les enfants à ne pas commettre l’impensable : « ne brisez pas les plats, vous en aurez besoin pour le déjeuner... ». Je revois toujours les «meneurs» grands mangeurs forcer les portes et filer droit non pas vers la salle mais vers la cuisine, comme quoi un bon meneur doit être d'abord un bon mangeur. Ensuite ils s’en prennent aux tables à 8 places: on soulève, on hisse et boum!les plats partent en l’air...c’était le fracas indescriptible. Comme je ne voulais rien casser, mon «voisin de manif», venu d’un autre collège, m’interpella bolchéviquement: «t’es avec nous ou contre nous? T’as peur ?» La suite vous la devinez, on obéit souvent à la foule par orgueil. Non, bien sûr que je n’avais pas peur, j’avais honte. Et j’ai toujours honte aujourd’hui de ce geste indigne d’un «fils de famille» même enfant. Je revois toujours la grimace du Chef, le désarroi de son adjoint «la menthe», les implorations de leurs collègues...Finalement les meneurs-mangeurs vite rassasiés se sont amadoués et le Chef a pris le dessus et a réussi à calmer les enfants et à limiter les dégâts (au total 5-10% de tables seulement furent renversées). Après ces événements tout est rentré dans l’ordre et le Chef continua à arborer son sourire d’antan mais la honte d’avoir créé de la peine à celui de la main de qui on mangeait a laissé une cicatrice, un sentiment de «culpabilité» à perpète, au fond de certaines âmes, la mienne pour sûr.

Le fils du Chef est un Génie (Lwennas dh’laâvowva)
La famille du Chef logeait à proximité du collège dans un logement de fonction, ce qui offrait plusieurs avantages. A sa fille d’abord qui profitait de chaque récréation pour se changer, une collégienne très fashion et forte de caractère. Mais l’avantage pour les autres c’est que le fils du Chef n’était autre que Lwennas Maâtob, l’étoile montante, il était lui aussi à proximité. Je garde deux images de Lwennas de cette époque, l’une «à pied», l’autre «à cheval». La première, la plus lointaine, est celle de Lwennas seul, silencieux, en costume de scène léger de couleur vert-kaki, la guitare dans l’étui, à l’arrêt de bus en face de la gendarmerie, sans doute attendant un bus ou un taxi en partance pour «l’villège» (Tizi-Ouzzou est appellé «village» en montagne!). La deuxième contraste avec la première et remonte à l’époque suivante, celle d’après le premier album et la fulgurante montée de Lwennas. Le voilà qui arrive, déjà pas seul (même après avoir eu son permis de conduire), chez ses parents à côté du collège en «Renault 5 alpine» toute neuve, toute blanche. A sa descente de voiture c’était l’assaut! Lwennas encore jeune s’énervait parfois et montrait le «doigt d’honneur» à la petite foule de jeunes admirateurs...c’etait le bain de foule qui se transformait en huée! Les mauvaises langues, les «égalitaristes» du terroir disaient que « depuis qu’il a son alpine (son premier succès) Lwennas est devenu un autre». Eh oui, la gloire est un fardeau dur à porter surtout en montagne. En réalité Lwennas s’arrachait pour les fêtes pas seulement au sein de sa commune d’origine, mais aussi dans d’autres régions oû sa notoriété se frayait chemin à une vitesse incroyable. Il y a une autre image de Lwennas, entre les deux citées plus haut. C’était à l’occasion d’une fête de mariage chez des uns précédée par un deuil chez leurs voisins. Le deuil fut levé car c’est Lwennas!, il avait promis d’y chanter. Promesse tenue. Il a commencé son récital par une chanson fabuleuse peu connue du grand public car jamais éditée. Une chanson en hommage à tous les enfants de sa commune tombés au champ d’honneur, village par village. Elle commencait par «as wechou ar nevdhu leghna, af thudar merra». Il a fait pleurer toute l’assistance même les vieux «chênes», parmi eux les anciens maquisards, que je croyais incapables d’avoir ce sentiment «de faiblesse». En somme la fête pour laquelle fut levé le deuil commença par des larmes. La suite fut assez joyeuse, Lwennas dut partir pour une autre fête car il a promis. C’était le marathon non-stop pour lui et personne ne voulait rien savoir s’il était fatigué, comment va-t-il tenir à cette cadence, etc ...

Le fils du Chef est un Fauve (Lwennas dh’aghilès)
La carrière de Lwennas est assez bien connue du grand public, donc je n’ai pas de fait particulièr à relater. Je trouve dommage que l’oeuvre de Lwennas soit réduite à la seule ipostase politique et la majorité commence à ignorer que c’est un grand artiste, un grand poète, un grand auteur-compositeur. Il a toujours chanté le peuple, et pour le peuple. Dommage que l’on parle peu de sa générosité, pas matérielle seulement, et de son humanisme. C’est une grande personnalité dont peu de gens saisissent la dimension. Que le Créateur ait son âme. Par contre, le devoir de mémoire, c’est à nous qu’il revient
J’appris la tragique nouvelle du 25 juin 1998 par internet. J’ai appellé le frangin au pays pour confirmation, hélas!c’est vrai, Lwennas est mort abattu par des terroristes. Difficile de décrire ce sentiment de tristesse et de chagrin, de rage et en même temps d’impuissance devant ce fait; toujours est-il que mes larmes versées dans la solitude la plus absolue à des milliers de bornes de ma patrie se sont ajoutées à celles des miens en Afric. Ce sont les images d’enfance relatées plus haut qui me sont revenues en mémoire, pour moi Lwennas était d’abord un homme, un être humain avec ses rêves et ses aspirations, un talent hors-pair qui j’ai eu la chance d’observer à ses débuts fulgurants. Si fulgurant qu’après son premier album les collégiens n’appellaient plus le Chef que par «le père de Lwennas»! Le fils du Chef?-Un Génie et un Fauve


Post-Scriptum 1:
Il y a quelques années on m’a volé ma voiture et, le plus regrettable!, mes K7 avec. Des K7 auquelles je tenais beaucoup: une kabyle avec l’album tant aimé «tharwa l’hif» de Lwennas Maâtob (Lounès Matoub), deux russes de Vladimir Vyssotsky que j’adore et une française avec les best-of d’Aznavour. J’ai acheté une autre caisse, d’autres CD de Vyssostky et d’Aznavour, mais pas d’autre Maâtob car introuvable dans ces contrées. La perte de cette «relique» m’a attristé pendant très longtemps avant le jour oû, le progrès aidant, j’ai pu écouter et reécouter cette chanson du même album mise en ligne sur «dailymotion» par un aimable internaute kabyle; merci à toi l’inconnu d’avoir fermé ma blessure!
Pour la petite histoire, Vyssotsky est né le 25
janvier 1938 (année noire, l’apogée de la répression stalienne) et durant toute sa vie il était censuré ou interdit d’antenne par le pouvoir autoritaire soviétique, ce qui ne l’a pas empêché d’être le chanteur, auteur-compositeur-interprète, le plus adulé. Vyssotsky est mort à 42 ans, suite d’une longue maladie, le 25 juillet 1980 et une foule immense est venue assister à ces funérailles malgré les interdits et les risques. Avant-hier, soit 28 ans après sa mort, c’est tout le pays, toutes les télés, qui ont fêté ses 70 ans, âge qu’il aurait pu atteindre s’il n’était pas «tué» par le système. Lwennas est né le 24 janvier 1956 (en pleine guerre de libération) et il était censuré ou interdit d’antenne par le pouvoir autoritaire araboislamiste. Lwennas est mort à 42 ans, abattu par des terroristes, le 25 juin 1998 et une foule immense est venu assister à ses funérailles. Lwennas aura-t-il droit dans son pays à une digne commémoration de ses 60 ans en 2016, 70 ans en 2026, de son centenaire en 2056? Pas si sûr que ça sauf si vraiment le Créateur ne veuille donner un coup de pouce à ceux qu’il a délaissés voilà des siècles et des siècles.
La comparaison Lwennas-Vyssotsky, vous l’aurez compris, n’est valable que pour moi-même. Cependant je me pose souvent la question suivante: Vyssotsky a fait du théatre et a incarné Hamlet; Lwennas pour qui toute sa vie fut un «théatre de bataille» quel personnage aurait-il incarné si jamais il avait fait du théâtre
?

Post-Scriptum 2

Un autre Lwennas et un autre «possédé»
Au collège auquel je suis entré en 6ème vers la fin des années 70’s il y avait parmi les «anciens» de la 3ème un certain Lwennas du «village des candélabres», appellé parfois «village des irlandais» à cause du nombre important de rouquins. Il portait toujours la toge blanche kabyle (a-Varnus) même pendant les cours, parlait très peu, ne faisait jamais du tort à personne et veillait même à ce que les «petits» ne soient pas victimes de plus forts qu’eux surtout au réfectoire. Il était fort physiquement, le plus fort, mais il ne le montrait que si les circonstances l’obligeaient. Il ne se laissait jamais impressioner même par ses profs ou surveillants. Il était de souche modeste comme beaucoup mais sa façon naturelle de rester humble, placide, son aura de justicier, sa personnalité plus que «son charisme de terroir» lui ont valu le respect de tous les collégiens puisqu’il incarnait «le Bien, armé de poings».
A la même classe que ce valeureux Lwennas «des candélabres», mais aux antipodes, il y avait un autre garcon qui répondait au nom de «LePossédé», garçon fort physiquement mais de toute une autre nature. Un zélé, qui parait-il, va quelques années plus tard même jusqu’à s’habiller en «kamis» sans doute pour ressembler aux «autres» des villes, insulte suprême au pays du varnus, la campagne kabyle. Revenons en arrière pour rapporter un fait intéressant. Un jour donc, ce Possédé a voulu faire le coq devant la gente féminine de leur classe et n’a rien trouvé de mieux que d’insulter Lwennas en le traitant de je ne sais quoi et sans doute voulait-il montrer qu’il était le mâle le plus fort de la contrée. Lwennas était donc dans l’obligation de répondre. Pas de coup de sang, pas de coup de boule pendant le cours. Mais à la récréation le valeureux Lwennas traîna LePossédé «jusqu’aux chiottes» et lui fit subir une raclée. Cependant LePossédé est revenu à la charge et la grande bagarre «après les classes», à la fin des cours l’après-midi, devait avoir lieu, comme de coutume, à la sortie du collège pour désigner le vainqueur. Le combat c’était aussi l’occasion de voir Lwennas enlever enfin! son varnus. Le combat de catcheurs se déroule sans coups bas et correctement comme il était de coutume chez nous. Cette fois le combat fût assez rapide et c’est bien sûr Lwennas qui a gagné, à la grande satisfaction de ses supporters majoritaires dans la foule. D’ailleurs le seul à pouvoir rivaliser avec Lwennas dans ce genre de combats c’était un certain LR, lui aussi du bon côté, c’est à dire «un vrai du terroir» très proche des valeurs de Lwennas. Pourquoi est-ce que j’ai raconté cette histoire? Eh bien, tout simplement parceque elle m’est revenue en mémoire le jour oû j’ai lu que le meurtrier «officiel», vrai ou présumé, du grand Lwennas Maâtob portait le nom de «LePossédé». Etymologiquement Lwennas viendrait peut-être bien du berbère kabyle aWanes, amWanes (accompagner, compagnon); «le possédé» signifie ce qu’il signifie dans la langue des «autres». Ainsi va le monde en Afric, un éternel combat entre les «compagnons valeureux» à la toge blanche, au caractère frugal et fiers de leur vraie identité
versus les «possédés» en habit d’intrus, au tempérament hilalien et au parler «étranger».

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